[TERMINE] Et ce qui est terrible, c'est que je n'y peux rien. - Ft Saskya

C’est dur en ce moment, n’est-ce pas, Saskya ? Rien ne va. Tu ne vas pas bien, toi non plus. Parce que tu te sens comme prise au piège. Parfois, tu te dis que tu pourrais peut-être ranger ta fierté dans un tiroir et puis, juste, le retrouver et essayer de lui parler. Quelques mots. Juste quelques mots pour essayer de comprendre vous avez pu en arriver là parce que … tu n’y arrives pas. Tu le sais, oui, tu lui as demander de rester loin de toi, et tu as dis que tu en ferais de même et pourtant, les faits sont là. Si tu es capable de laisser le monde en parallèle de toi, tu n’es pas capable de faire la même chose quand il s’agit de Kanaan. Et tu as eu beau tourner le problème dans tous les sens, te poser environ mille questions, repasser chaque scène, chaque mots échangés dans ta tête, tu ne trouves pas la moindre explication logique à tout ça. Encore moins quelque qui pourrait te convenir, qui pourrait te rassurer, te faire croire que tout finirait par rentrer dans l’ordre.

Et tu es allongée là. Dans le noir total, sur ton lit, simplement vêtement d’un short et d’un débardeur à fixer le plafond que tu ne vois même pas dans la pénombre. Il ne fait pas chaud, bien au contraire, les nuits sont fraîches ici, pourtant, tu n’es pas dérangée, tu ne te couvrirais pour rien au monde parce que le froid a toujours été quelque chose que ton corps supportait, et acceptait bien mieux que son contraire. Soupirant, tu tournes la tête vers l’avant de la maison, l’unique fenêtre, à l’avant du préfabriqué laisse entrer quelques rayons de lune mais … ces derniers sont interrompus par une ombre qui passe rapidement devant, suivie de coup répétés à la porte qui ne manquent pas de te faire sursauter.

Personne ne vient jamais jusque chez toi. C’est un fait. Personne n’ose venir frapper contre cette porte parce que chacun sait quelle sera le résultat : un manque de réponse, ou simplement quelques mots qui feront promettre au responsable de ne plus jamais recommencer. Mais là, Saskya, tu sautes littéralement hors de ton lit pour t’y précipiter, sans même savoir pourquoi, tu ouvres cette porte. Et là. C’est à nouveau cette sensation de brûlure et d’acide, lorsque tu le vois, lorsque tu l’entends, lorsqu’il s’accroche à toi de cette façon, tu n’as pas le moindre doute.

▬ Kanaan … qui veux te faire du mal ? Dis-moi. Et tu lis la terreur dans ses yeux tandis que tes bras l’entourent, il est complètement en panique et tu jettes un œil dans la rue déserte pour tenter de comprendre. Il avait l’air si sûr de lui, le jour où tu l’avais croisé dans le désert. Et là … l’enfant que tu avais toujours protéger était de retour. Il s’accroche à toi, désespéré. Shht, Kanaan tout va bien calme je suis là.

Et il parle d’une fléchette, et puis … il perd littéralement connaissance contre toi, et comme tu l’avais toujours fait, tu l’entoures de tes bras, et tu le sers tout contre toi, tu le tires même à l’intérieur, refermant la porte de ton pied sans pour autant le lâcher.

▬ Kanaan ? Tu l’appelles, bougeant légèrement pour te mettre à genoux, tu viens caler sa tête sur tes cuisses glacées tandis que tes doigts froids viennent effleurer son visage. Et là, tu pleures à nouveau, ou plutôt, tu laisses à nouveau échapper quelques larmes salées avant de te mettre à le regarder, tu cherches la fléchette des yeux sans la trouver, et sans oser bouger non plus. A la place, tout en gardant ta main contre sa joue, tu te penches en avant pour venir poser ton front contre le sien. Réveille-toi, Kanaan, s’il te plait, tu es en sécurité maintenant … je te le promet … reviens …

Tu as l’impression d’être de retour dans le passé, Saskya. Et qu’est-ce que ça fait mal. Et pourtant, c’est presque rassurant à la fois parce que, contrairement à la dernière fois, tu sais quoi faire, ou presque. Tu n’as pas perdu tes réflexes, là-dessus, tu n’as aucun doute à avoir. Et si les larmes coulent le long de tes joues, si tes yeux sont humides ce soir, c’est parce que ce brusque retour dans le passé est soudain, presque violent. Tout ce que tu veux pour le moment, c’est qu’il revienne à lui, qu’il puisse continuer de t’expliquer ce qui lui arrive parce que oui, Saskya, c’est comme si tu avais déjà oublié ce passage dans le désert, ces affrontements, tes mots et les siens. Tu n’hésiteras jamais à venir en aide à Kanaan, parce que ça n’a jamais été le cas.

Lorsqu’il se redresse, vivement, tu as un léger mouvement de recul pour éviter que sa tête n’entre en collision avec la tienne, et tu le fixes à nouveau. De nouveau, tu ne comprends qu’à moitié ce qu’il te raconte. A l’entendre, il est poursuivi depuis des jours. Retenu prisonnier. Et ça n’a pas vraiment de sens, quand on pense que tu l’as vu libre comme l’air quelques deux ou trois jours auparavant. Pourtant, il pleure, il pleure tellement. Comme avant. Et il a l’air si sincère, si persuadé de tout ça que tu ne peux que lui accorder du crédit. Tu ne parviens pas à bouger, trop occupée à écouter, à essayer de comprendre pendant quelques longues minutes.

▬ Ka … Kanaan. Calme-toi, s’il te plait. Et tu agites la tête, parce que c’est difficile à suivre, à comprendre. Mais ses derniers mots te percutent, tu sais. Ils font écho à ta propre vie, à tes propres sentiments, à ton envie profonde de t’éteindre, toi aussi, parce que tu as l’impression de n’être qu’un vieux jouet entre les mains de ta propre vie.

Alors tu approches. Tes mains viennent se poser sur ses épaules, et tu le redresses un peu pour qu’il se tienne bien face à toi. Là, tes mains glissent jusqu’à ses deux joues, et tu maintiens son visage bien en face du sien. Et puis. Tu lui souris. Depuis combien de temps n’avais-tu pas souris, Saskya ? Une éternité, sans doute.

▬ Regarde-moi, là, bien dans les yeux. Tu te souviens ? Comme avant. C’est comme ça, que tu avais toujours fait, lorsque ses larmes devenaient trop abondantes, lorsque rien ne parvenait à apaiser sa détresse, sa tristesse. Ne regarde que moi, et respire. Et tu inspires, tu expires doucement. Tout va bien. Tu n’es pas fou, d’accord ? Et personne ne viendra te faire de mal tant que je suis avec toi, tu le sais.

D’un geste doux, tes pouces viennent essuyer les larmes sur ses joues. Et si tu ne comprends toujours pas ce qui se passe, tu sais au fond de toi que tu es déjà bien décidée à lui venir en aide, et peu importe ce qui se trame réellement, peu importe qui lui veut du mal. Cette fois, tu seras là. Cette fois, tu l’empêcheras de disparaitre à nouveau. Tant pis si tu dois survivre pour ça.

▬ Je te tiens. Tu vois ? Et l’une de tes mains se glisse jusqu’à l’une des siennes, et la capture, tu l’emprisonnes, tu la sers fort. Très fort.

Tu as de l’espoir, Saskya. Toi qui l’avais perdu, ou plutôt, toi qui l’avais tout bêtement banni de ta vie, voilà qu’il est de retour, qu’il s’insinue en toi comme un poison discret. Parce que, c’est ce qu’il a toujours été pour toi, ce n’est pas pour rien que tu as cessé d’y croire. A chaque fois que tu te mets à avoir de l’espoir, ça finit mal. A chaque fois que tu te dis que tout ira bien, que tu essaies de te convaincre que les choses ne pourront aller qu’en s’améliorant, tu sombres. Et là. Tu y crois. Tu penses pouvoir y arriver, à le garder près de toi, mais aussi à le protéger. C’est bête Saskya, ce que ça peut être bête et stupide, mais, tu penses vraiment pouvoir y arriver cette fois.

Et tandis qu’il te parle, c’est bizarre, mais tu as l’impression de comprendre. Tu ne sais pas qui a pu lui mettre dans la tête qu’il était fou, mais après ta précédente rencontre avec lui, après tout ce que tu as entendu de sa bouche depuis son retour de ta vie, tu parviens à saisir avec une étrange clarté qu’il y a effectivement quelque chose qui cloche. C’est bien Kanaan qui te parles, en ce moment, mais tu restes persuadée que ce n’est pas le même homme qui s’est adressée à toi précédemment.

Mais une nouvelle fois, tout se brise. Parce que tu n’as pas encore compris, Saskya, que tu ne peux définitivement pas physiquement te mettre entre la menace dont il parle, et lui. Et subitement il te repousse, et il vient accrocher ses propres mains à sa gorge. Et tu n’avais encore jamais vu ça, c’est comme s’il luttait, comme s’il se battait contre lui-même. Et tu hurles subitement, et tes mains viennent s’accrocher aux siennes, tu tires, tu hurles, mais rien n’y fait. Tu n’es pas assez forte. C’est fou, n’est-ce pas … après toutes ces années, tu n’es pas encore assez forte pour y arriver, pour réussir à le protéger. Ça te fait si peur. Plus que n’importe quoi d’autre en vérité.

Et lorsque ses mains cèdent, tu sais que ce n’est pas de ton fait. Et tu recules. Et tu t’éloignes de lui à nouveau. Et c’est comme si toutes tes tentatives précédentes avaient été vaines. Comme si tous tes mots, chacun de tes gestes avaient été parfaitement inutiles. Tu as l’impression de le perdre à chaque fois qu’il refait surface, si bien que te voilà au sol, à genoux, et tremblante. Dans un état de faiblesse dans lequel jamais personne ne t’aura vue auparavant.

Et cette voix qui résonne. Cette voix … ce n’est même pas la sienne. D’ailleurs, elle te parle de Kanaan, cette voix. C’est bien de sa bouche que viennent ces mots mais tu sais bien que ce ne sont pas les siens.

▬ Qui … êtes … vous ? A bout. Tu es à bout, Saskya. Et lorsque ça t’arrive, c’est bien trop souvent la colère qui reprend le dessus. Comme ce jour-là, lorsque tu avais voulu te venger. Comme à chaque fois que tu sentais ton corps être si malmené. Qui êtes-vous ?! Qu’est-ce que vous me voulez, bon sang ? Et tu te redresses, et tu approches, et tu viens empoigner son col et tu te mets à le secouer de toutes tes forces. Encore, et encore, jusqu'à n'en plus pourvoir. Kanaan … qu’est-ce qui t’es arrivé … pourquoi est-ce que tu ne restes pas avec moi ... Ta voix se perd. Se brise. Et ton corps se relâche alors que tu retombes, tes doigts glissant le long du tissu.

C’est l’un de ces moments de faiblesse qui t’arrivent pour ainsi dire jamais. Tu ne sais pas trop ce qui t’arrives, si subitement, c’est trop, tellement trop que ton cerveau se sent obligé de faire une pause, sur l’instant. Toujours est-il Saskya que tu perds pied avec cette réalité, bien trop effrayante, ton corps s’affaisse, tout disparaît et au fond, subitement, alors que tu te retrouves à nouveau seule face au néant, au vide, tu te sens mieux. Tu as presque pris l’habitude de préféré de ce que tout le monde craint, parce que ta vie à toi et bien plus effrayante que ça encore, bien plus insupportable. Même ses mots sont insuffisants pour te calmer un peu, même ses mains sur les tiennes ne suffisent pas à te rattraper. Et pendant un instant … c’est comme si tu avais cette occasion de souffler.

Lorsque tu reviens à toi, tu n’es plus par terre. Tu es de retour sur ton lit et pendant un instant, tu te dis que tu as simplement fait un cauchemar. Mais bien vite, tu perçois sa présence. Et quand tes yeux terminent de s’ouvrir, tu le vois parfaitement qui se tiens devant toi, qui te tends ce verre d’eau que tu ne refuses pas et que tu viens même boire d’une traite.

▬ Je survivrais. Malheureusement, je survis toujours. Et tu bouges, tu bascules sur le côté pour t’asseoir sur ton lit, les jambes pendues dans le vide, les yeux fixés au sol durant quelques instants.

Quand tu reposes les yeux sur Kanaan, il est subitement bien plus calme que tout à l’heure. Lorsqu’il est arrivé, il était littéralement en panique, et puis, il y avait eu cet accès de violence essentiellement dirigée contre lui-même et puis… et puis c’est toi qui avais perdu pied, et maintenant, il était là. Étrangement calme, à se soucier de toi, et encore une fois, il n’avait rien à voir. Rien à voir avec le Kanaan du désert. Rien à voir avec celui qui avait frappé à ta porte ce soir.

▬ Reste. Ce serait plus simple, pourtant, c’est d’ailleurs pour ça que tu lui avais stupidement demandé de rester loin, que tu avais dis que tu en ferais de même parce que, ça te paraissait plus simple. Autant pour toi que pour lui.

Mais maintenant, tu as envie de comprendre. Tu veux savoir, le pourquoi, le comment. Tu as envie qu’on t’explique, qu’on te dise la vérité et tant pis, si elle est difficile à entendre parce que, tu te dis que tu l’as déjà perdu de la plus horrible des manières et que ça ne peut pas être pire que ça. Et puis. Tu le sens. Tu ne saurais pas expliquer ça, mais, c’est comme si tu pouvais sentir Kanaan, sa présence près de toi. Tu ne sais pas comment c’est possible. Tu ne sais même pas si c’est la réalité, ou si c’est juste toi mais c’est comme ça. Tu as cet intime conviction que cet être si cher à ton cœur est là, dans cette pièce avec toi. Il est là. Et rien que pour ça … tu es prête à supporter, endurer ce qu’il a à te dire.

Ramenant tes jambes à toi, tu te décales légèrement sur ton lit et puis, tu tapotes la place à côté de toi pour l’inviter à s’y asseoir.

▬ Cesse de raconter n’importe quoi. Comme si j’avais envie que tu t’en ailles…

La vie de ceux qui sont forts. Mais. Est-ce que tu es forte, Saskya ? Aux yeux de bien des êtres, tu l’as bien longtemps été, tu le sais. Mais aujourd’hui, tu as tendance à regretter de t’être imposée autant. Parfois, tu aurais aimé être comme les autres enfants de l’orphelinat, un peu résignée, un peu apeurée toi aussi, et au fond, tu l’étais, disons que tu as toujours été si douée pour tout cacher, tout enfouir que personne n’a jamais eu l’occasion de lire ça chez toi. Et tu as lutté. Et tu t’es battu. Pour toi, oui. Un peu. Mais aussi et surtout pour les autres. Tu n’as jamais supporter de lire la souffrance dans le regard des autres, et les larmes, n’en parlons pas. Tu as toujours détesté pleurer, tout comme tu as toujours détester voir des larmes sur le visage d’autrui. Tu t’es usée, au fil du temps. Tu as offert toute ta lumière, jusqu’à ce qu’il n’en reste plus, jusqu’à ce qu’elle en devienne si faible qu’elle avait fini par disparaître pour ne laisser place qu’aux ténèbres qui règnent maintenant sur ton cœur.

C’est pour ça que tu l’as tant aimé, ce gosse. Parce qu’avec lui, tu avais l’impression d’être utile. Tu le revois encore, tu peux encore te souvenir de son visage, des quelques rares sourires que tu avais pu lui voler. Tu revois ses yeux brillants qui te fixent. Tu revois tes doigts qui venaient chasser ses larmes. Tu revois ses iris, lorsque tu le forçais à te regarder droit dans les yeux. Tu as tellement donner à Kanaan, que lorsque tu l’avais perdu, tu avais aussi perdu une part de toi.

Tu relèves les yeux, Saskya. Tu sais, que celui qui te parles n’est pas Kanaan. Pourtant, ses mots te touchent, tu sais. Il sait trouver les bons, c’est presque incroyable d’ailleurs. Tu le suis du regard, un moment, puis, tu as un instant étrange, un souvenir qui remonte, l’un de ces moments qui n’appartiennent qu’à toi et durant lequel tu te penches sur le côté pour attraper un objet. Une bille de verre aux reflets colorés que tu viens faire rouler entre tes doigts, comme si tu avais besoin de ça pour supporter les mots que tu t’apprêtes à entendre.

Et c’est ce que tu fais, durant son récit en entier. Tu restes là, assise sur ton lit, la bille roulant mécaniquement entre tes doigts sans jamais tomber, à l’écouter parler. Et tu vois, c’est étrange, mais chacun de ses mots et comme une pièce que tu viens emboiter sur un puzzle compliqué. Tu as besoin de réfléchir pour savoir ou les placer, à quoi les accrocher à chaque fois, mais, tu y parviens. C’est étrange, mais même si tout cela parait fou, tu en viens à hocher la tête, finalement. Lorsque Fahim cesse de parler, tu as encore besoin d’un instant. Un instant de silence, un peu pesant, un instant après lequel tu te redresses, laissant la bille de verre sur ton lit, tu quittes ce dernier et tu fais quelques pas pour rejoindre l’homme appuyé contre ton mur. Tu lui fais face. Tu le fixes, durement, sans doute. Et lorsque ta main vient empoigner le col de sa chemise, c’est seulement pour le tirer vers toi.

▬ Merci. Un murmure, ce n’est qu’un murmure que tu viens souffler là, au creux de son oreille. Grace à toi, il est encore en vie.

Peu importe au fond, ce que ça veut dire, tout ça. Peu importe ce que c’est, comment c’est possible. Tu es bien disposé à le croire sans difficulté et ça, c’est un exploit. Mais si c’était là le seul moyen pour que Kanaan survive, pour qu’il ressorte bien vivant de toutes ces épreuves et bien … tu l’acceptes. E

Cette étreinte ne dure pas, cependant. Parce que tu recules. Et tu approches ton visage du sien, vivement. Ton regard est toujours aussi dur. C’est le tiens. Ton regard. Celui que tu arbores depuis tant d’années maintenant. Et là, c’est comme si tu tentais de voir au plus profond de lui, comme si tu essayais de discerner ces gens, ou tout simplement, comme si tu cherchais Kanaan. Sauf que ce n’est pas celui que tu cherches à ce moment.

▬ Ça vaut aussi pour toi, Micah. Aussi crétin sois-tu. Et puis tu recules. D’un pas. Pourquoi est-ce que vous ne laissez pas respirer ? Il a peur. S’il se sent prisonnier c’est qu’il y a une raison. Non ? Depuis combien de temps prenez-vous sa place au sein de ce monde ? Comment est-ce que voulez le protéger si vous ne faites que … l’effrayer davantage ? On ne maintien pas quelqu’un en vie en le gardant enfermé, toi qui a l’air si sage, tu devrais le savoir, pourtant. Non ?

Ce n’est pas à ta portée, Saskya. C’est trop. C’est bien trop gros pour que tu puisses tout saisir, tout comprendre, tout assimiler si rapidement. Il va-t’en falloir, du temps. Des semaines. Des mois. Ça se comptera même peut être en années. N’empêche que tu ne peux pas t’empêcher de dire ce que tu penses, parce que, c’est Kanaan, encore et toujours, et qu’il n’y a que lui qui compte, au fond. Et ce Fahim est peut-être doux, attentionné, et il a peut-être consenti à éclairer ta lanterne, mais lui et Micah ne t’intéressent pas, tu ne les connais pas, Kanaan est le seul qui compte à tes yeux. Le seul que tu veux protéger, le seul que tu seras prête à aider.

▬ Je sais. Tu sais oui, parce que tu n’es pas une idiote, tu comprends parfaitement que des choses essentielles t’échappent. Et tu te tournes, tu le laisses s’asseoir sur ton lit tout en continuant de lui faire face, de l’observer. C’est déstabilisant pour toi, parce que c’est Kanaan que tu as sous les yeux et à la fois… c’est un autre homme qui se permet même de venir mêler ses doigts aux tiens. Et tu le laisses faire. Tu n’as pas le moindre mouvement de recul, à aucun moment tu ne repousses ce contact. Mais je ne le laisserais pas s’éteindre.

Parce que maintenant que tu sais tout ça, c’est ta crainte. Tu as peur que celui que tu aimes - parce que, c’est bien de ça qu’il s’agit Saskya, ça a toujours été ça, ton lien avec Kanaan - ne finisse par disparaitre, par s’éteindre définitivement en ne laissant que ces deux-là partager son corps. Et tu le refuses. Tu refuses que ça arrive. D’ailleurs, si tu es tout à fait disposée à faire avec, ce sera toujours Kanaan, l’objet de ton attention, de ta protection et de ton désir.

Et puis sa voix change, et tu as beau ne pas être tout à fait au point, encore, tu sais que Fahim a déjà disparu, tu sais que c’est Micah qui s’adresse à toi et qui lèves les yeux sur toi. Alors, tu sers ses doigts un peu plus fort entre les tiens, comme pour en profiter quelques secondes de plus avant de relâcher, et de t’éloigner. Tu t’avances, chez toi, tu le laisses et tu attrapes une bouteille, bien cachée en haut d’une étagère, tu abandonnes le bouchon sur la table et puis, tu reviens et tu te laisses retomber sur le lit à côté de lui.

▬ Peut-être mais maintenant c’est trop tard. Tu récupères la bille dans ta main, tu la sers, tout en buvant une longue gorgée de liquide ambré. Un whisky. Oh, il n’a rien d’un whisky hors de prix, loin de là, ce n’est probablement qu’un alcool bas de gamme, vendu en supermarché, à l’époque, et si tu n’as pas pour habitude de t’enivrer d’alcool, parfois, tu as besoin de quelque chose susceptible de venir chauffer ton corps de l’intérieur. Et je suis de nouveau là.

Un soupire s’échappe de tes lèvres, et puis, tu donnes un coup léger contre son bras pour lui offrir la bouteille. Là, tu retombes dans le silence, la bille se remet à rouler entre tes doigts quelques instants avant que tu ne l’abandonnes à nouveau. Ça t’épuise de réfléchir. A tel point que tu viens poser ta tête contre son épaule, parfaitement consciente que ce n’est pas le bon moment, et surtout, probablement pas la bonne conscience.

▬ Tu pourras me frapper après, si t’as envie, pour ça. Tu t’en fiches, après tout. Tu ne sentiras même pas les coups. Au fait. Merci, pour la dernière fois. Pour le marcheur, oui. Quand bien même tu aurais pu l’éliminer toi-même, après tout.

Tu agites la tête. De gauche, à droite, lentement. Mais tu sais, Saskya, le pire, c’est que lorsque tu reviens t’asseoir avec cette bouteille, quand tu l’entends te balancer ce qui ressemble à s’y méprendre à des menaces, toi, tu te mets à sourire. Et tu bois, et tu lui offres ta bouteille de bon cœur pour qu’il puisse en faire de même. Tu aurais dû t’y attendre, tiens. Le contraire t’aurait d’ailleurs étonnée. Sauf que contrairement à la dernière fois, tu ne t’énerves pas le moins du monde face à ces mots-là.

▬ Non … tu vas essayer de me tuer, c’est différent. Et il ne le sait probablement pas, mais t’entendre dire une chose pareille, c’est inhabituel. Parce que tu es résignée. Depuis des années maintenant, tu n’attends que ça, la mort. Et d’ordinaire, tu ne te gènes pas pour le dire le plus calmement du monde. D’habitude, tu offres de bon cœur l’opportunité. Là, pourtant, tu laisses largement sous-entendre que tu lutteras pour l’en empêcher. Et cesse de m’appeler gamine … autrement je te tuerais avant que tu aies l’occasion d’essayer.

C’est dingue n’est-ce pas, de se menacer mutuellement tout en restant aussi calmes. Mais là, tu ne ressens pas le besoin de t’exprimer par la violence. Les mots suffisent. Tu n’as ni la force, ni le courage de te lancer dans une vraie bataille, la preuve, tu cèdes à la faiblesse, et tu en viens même à te reposer là, tout contre son épaule tendue, tandis que tes doigts eux, continuent de s’agiter, de danser avec la bille de verre sur laquelle tu reposes bien vite les yeux.

▬ Tu t’en souviens ? Et pourtant, à l’époque, toi, tu n’as jamais eu conscience d’une autre personne avec Kanaan. Rien de si clair qu’aujourd’hui. Rien d’apparent. Il l’avait toujours avec lui, avant … il l’a perdue, quand on a fui l’orphelinat, je l’avais récupérée pour lui, et je l’ai gardée pour ne pas qu'il la perde à nouveau. Tes doigts se sont arrêtés, la bille repose maintenant dans la paume de ta main, immobile. Je n’ai jamais pu m’en séparer…

Un souvenir. Un dernier lien. C’est tout ce qui te restais de Kanaan après tout, tu n’avais rien pu conserver d’autre, ce gamin n’avait rien, tout comme tu n’avais rien d’ailleurs. Vous n’étiez que de pauvres orphelins, après tout. Des gamins sans familles, livrés à l’horreur du monde. Et ce dernier ne vous avez pas raté, ça c’était certain.

Et puis il bouge, il bouge assez pour te faire comprendre qu’il est tant que tu bouges, alors, tu recules simplement, tu viens réinstaller un peu de distance, tu t’assieds en tailleur, toujours sur le lit, et tu poses la bille sur ce qui te sers de table de chevet, en silence.

▬ Demoiselle en détresse. Tu parles. Tu grognes, tout en fixant ton vieux matelas couvert d’un tissu blanc. Cependant, tu relèves vivement la tête. Je vois … je lui dirais de ne plus recommencer. Je suis capable de me défendre, et puis, je ne crains plus rien de ces foutus marcheurs.

Et comme pour illustrer tes propos, tu te tournes légèrement sur le côté pour faire glisser l’une des bretelles de ton débardeur pour dévoiler une partie de ton dos, et ton épaule. Et contrairement à ce qu’on pourrait penser, en te voyant comme ça, au premier abord, non, ta peau n’est pas lisse et immaculée. Elle est au contraire couverte de cicatrice blanchâtres, des coupures, par endroit, mais aussi et surtout, des morsures, la plus impressionnante restant celle qui se trouvait toujours bien cachée sous son vêtement, sous ses côtes au niveau de la taille.