Handicap social - ft Addy

D'ordinaire, lorsque tu trouves quelque chose et qu'il ne s'agit pas de matériel médical, tu le gardes. C'est devenu une habitude, un instinct de survie et de préservation. Et sûrement aurais-tu pu garder les étranges notes et observations qui se trouvent actuellement en ta possession. Des écrits, des croquis, que tu n'as pas manqué d'inspecter après les avoir trouvé, pendant de longues heures assise sur le matelas miteux de ton camion. La personne qui a réalisé tout ça est dérangée, tu en as la certitude après ta quinzième relecture. Mais n'as-tu pas toi-même un problème, à être fascinée ainsi par l'aspect glauque des lignes qui se balancent sous tes yeux ? Probablement. Oui, tu es probablement un peu dérangée, vous l'êtes tous un peu d'une certaine façon. Après tout, dans ce contexte, qui ne le serait pas ? C'est après avoir pesé le pour et le contre que tu te décides à quitter ton domicile et ton quartier pour te rendre dans le quartier Ouest. Ces notes appartiennent à une scientifique du nom d'Adelaide, et sûrement en a-t-elle bien plus besoin que toi. Tu te glisses entre les bâtiments pour finir par atteindre la petite maison servant de laboratoire.

Tu espères y trouver la scientifique concernée, pour ne pas avoir à multiplier les interlocuteurs et les déplacements. Coup du destin, c'est bien face à elle que tu te trouves. Tu as été amenée à la croiser, quelques fois, en ramenant du matériel au centre médical ou au laboratoire. Tu lui as même déjà adressé quelques mots, principalement par pure politesse. Tu as toujours trouvé cette femme jolie, avec une prestance toute particulière, sans que cela n'ait grande importance pour toi. Elle dégage simplement ce petit quelque chose, en accord avec les rumeurs qui courent sur sa personne. Des rumeurs que tu écoutes parfois d'une oreille amusée, sans y porter plus d'intérêt. Les rumeurs n'en sont que pour une raison : rien ne prouve leur fondement. Toujours est-il que tu t'avances finalement vers Adelaide, le visage et l'expression neutre, remontant la manche glissante de ta mitaine gauche. Sans t'attarder sur des politesses superflues, tes doigts plongent et fouillent dans ton sac, jusqu'à en ressortir les notes que tu lui tends. « Je crois qu'elles vont seront plus utiles qu'à moi. » sont les premiers mots que tu lui adresses. Et voilà qui pourrait s'arrêter là. Tu fais d'ailleurs déjà demi-tour.

Mais la curiosité, ce petit démon implanté dans ton crâne, te fait soupirer. Et tu te retournes. « C'est une drôle de façon de concevoir la science, ce que vous avez là. » dis-tu, en désignant les notes. « Votre fascination pour les infestés relève presque d'une pathologie psychiatrique, j'espère que vous en avez conscience. Bonne journée à vous. » Il fallait que ça sorte. Drôle de façon de rentrer en contact avec les autres, mais c'est une façon qui te ressemble. Parfois, tu te demandes vraiment comment tu as fait pour rester en vie tout ce temps.  

Les résultats de mes dernières analyses sont arrivés.
Machinalement, je les mets au propre dans mon compte-rendu, afin qu'ils soient directement utilisables par les autres scientifiques qui travaillent sur les immunisés. Rien d'inhabituel : simplement des chiffres à recopier, et les mêmes acronymes, en trois exemplaires. Tous semblent avoir une santé plutôt stable pour le moment, ce qui s'apparenterait presque à une bonne nouvelle ! Si ce n'était pas aussi temporaire. Quoiqu'il en soit, pour le moment, personne ne semble avoir besoin d'être envoyé au centre médical. Au moins, ça nous laisse plus de temps pour travailler sur eux.

Je gribouille quelques notes dans les marges, pour noter les légères variations dans les taux de plasma, de fer, et autres trucs chiants. Si je veux avoir l'espoir de gagner en responsabilités un jour, il faut au moins que je fasse bien le travail qu'on me donne. S'ils savaient tout le potentiel qu'ils gâchent ! Je pourrais faire tellement plus...

Le bruit de la porte qui s'ouvre attire mon attention, et je reconnais la petite silhouette si caractéristique de "notre récupératrice". Je suis quasi sûre qu'elle a un nom, mais je n'ai jamais vraiment ressenti le besoin de le retenir. On ne s'est jamais parlé plus que ça, de toute façon, donc je vois pas qui pourrait me blâmer. Elle s'avance vers moi, et fouille dans son sac. Je ne crois pas lui avoir demandé quoique ce soit, pourtant ?

Elle me tend des notes que je pensais avoir égaré. Incroyable ! Je les contemple avec nostalgie, toute heureuse de retrouver ma propre écriture. Si je me rappelle bien, sur une des pages, je raconte un moment où je me suis presque fait mordre. Oh, l'adrénaline, la frénésie, la fougue qui remonte rien qu'en survolant les pages qui racontent ma presque mort ! Quelle chance !

Je n'ai pas le temps de la remercier que la petite silhouette semble de nouveau repartir. Est-ce qu'elle ne serait pas plus belle, sous la lumière de la générosité dont elle a fait preuve envers moi ? Je ne saurais être plus reconnaissante. Joie, elle revient vers moi ! Je vais pouvoir lui exprimer ma gratitude !

▬ C'est une drôle de façon de concevoir la science, ce que vous avez là. Votre fascination pour les infestés relève presque d'une pathologie psychiatrique, j'espère que vous en avez conscience. Bonne journée à vous.

Mon sourire se fige. Je regarde mes notes, puis je la regarde. Ce n'est pas vraiment la première fois qu'on me fait la remarque, mais du coup, je bloque. Est-ce que c'est toujours le bon moment pour dire merci, du coup ? Est-ce qu'elle est vraiment revenue juste pour me dire ça ? Décidément, je comprendrais jamais rien aux gens. A défaut de savoir ce qu'il faudrait répondre normalement, je décide de simplement lui répondre avec le coeur.

▬ Merci beaucoup... euh, de m'avoir ramené mes notes, je veux dire. Je ne pense pas que ma situation soit si inquiétante ou inhabituelle, pour être honnête.

Je plie en deux le petit tas de feuilles avec soin, en faisant attention à ce que la pliure soit parfaitement symétrique, puis je les range dans une poche de ma blouse. Elles retrouveront bientôt leur petite place dans ma chambre.

▬ Tout le monde gère la "situation" à sa façon, d'après ce que j'ai cru remarquer. Personnellement ? Peu importe ce que les gens ont à en dire, je préfère voir les choses en face.

Mon regard se plante dans le sien. J'ai l'intuition qu'elle comprendra ce que je veux dire.

▬ Et de près.

Je lui fais un petit clin d'oeil rapide. Elle comprendra, oui ? Si la plupart des survivants préfèrent fuir les marcheurs, oublier les souvenirs de leurs déambulations macabres, des cadavres qu'ils ont laissé derrière... pourquoi devrais-je faire de même ? Parce que c'est "normal" ? Mais "normal" n'existe déjà plus, et je ne l'ai jamais été. Alors autant s'immerger autant que possible dans cette nouvelle réalité, non ?